Est-ce une lacto-fermentation de conserver la rhubarbe dans de l'eau ?

Il y a de nombreuses publications, tout support confondu, qui parlent de la conservation de la rhubarbe durant plusieurs mois en la mettant uniquement dans un bocal rempli d’eau.
Si certains s’aventurent à affirmer qu’il s’agît de lacto-fermentation, tous s’accordent à dire que c’est l’acidité naturelle de la rhubarbe qui permet cette méthode de conservation.
Dans cet article nous allons voir cela de plus près.
Est-ce bien l’acidité naturelle de la rhubarbe qui permet de la conserver plusieurs mois juste dans un bocal rempli d’eau ? S’agit-il d’une lacto-fermentation ? Est-ce que tous les nutriments de la rhubarbe restent intacts après cette conservation ?
Ma réponse est 3 fois non, non à chacune de ces questions. Je vais vous expliquer pourquoi.
I - / Est-ce l'acidité naturelle de la rhubarbe qui permet de la conserver plusieurs mois uniquement dans de l'eau ?
Les fruits et légumes sont naturellement plus ou moins acides grâce aux différents acides organiques qu’ils contiennent. Ils ne contiennent pas seulement un seul acide organique mais plusieurs et à des taux différents.
Dans les agrumes l’acide citrique est majoritaire ; la pomme et la poire sont riches en acide malique ; la canne à sucre et la betterave sont riches en acide glycolique. L’acide acétique du vinaigre est aussi un acide organique, de même que l’acide lactique, etc etc
On va comparer l’acidité naturelle de la rhubarbe avec celle du citron jaune . Vous avez peut-être lu ici et là que le citron frais se conserve également dans de l’eau au frigo jusqu’à3 mois ? Quant à la rhubarbe sa conservation dans l’eau peut durer plusieurs mois (1 an généralement).
Le pH de la rhubarbe est de de l’ordre de 3,2 tandis que celui du citron jaune est d’environ 2,3.
Plus le pH est bas, plus c’est acide. Le citron jaune est donc naturellement plus acide que la rhubarbe. Alors comment se fait-il qu’il se conserve 3 fois moins longtemps que la rhubarbe ? Rien que ces valeurs de pH nous indiquent que ce n’est pas l’acidité naturelle de la rhubarbe qui permet sa conservation dans l’eau .
Le pH du chou blanc est d’environ 3,5. Le chou blanc est donc pratiquement aussi acide que la rhubarbe et pourtant personne n’a eu l’idée de conserver le chou blanc cru uniquement dans de l’eau ! Pour le conserver les anciens ont en fait la fameuse choucroute (chou lacto-fermenté) !
Pour mieux comprendre les choses, je vais vous parler brièvement des acides organiques.
Les acides organiques n’ont pas tous la même acidité même si ils ont tous la capacité d’abaisser le pH. L’acidité d‘un fruit ou d’un légume va dépendre non seulement de la nature des acides organiques majoritaires qu’ils contiennent mais aussi de leur concentration.
Par exemple l’acide citrique est l’acide organique majoritaire aussi bien dans le citron jaune que dans la tomate . Par contre en terme de concentration, il y en a beaucoup plus dans le citron que dans la tomate ce qui explique pourquoi, au palais, le citron a une saveur beaucoup plus acidulée que la tomate.
Voici par ordre décroissant l’acidité de quelques acides organiques :
Acide oxalique > Acide lactique – Acide citrique > Acide acétique > Acide proprionique
Ce qu’il faut donc retenir c’est que l’acidité naturelle d’un fruit ou d’un légume ne permet pas à elle seule de les conserver juste dans de l’eau. Il y a d’autres facteurs qui entrent en jeu et c’est l’équilibre entre ces différents facteurs qui vont permettre ou pas cette conservation.
Alors si ça n’est pas l’acidité naturelle de la rhubarbe qui permet de la conserver plusieurs mois dans de l’eau, par quoi serait due cette conservation ?
La rhubarbe est un légume exceptionnellement riche en antioxydants en tout genre. Il se trouve justement que ce sont ces propriétés antioxydantes à large spectre de la rhubarbe qui permettent sa conservation. Je vais essayer de vous expliquer cela.
Le métabolisme cellulaire de tout organisme vivant produit des éléments instables appelés radicaux libres ainsi que des molécules non radicalaires qui vont interagir avec l’oxygène de l’air pour produire le phénomène d’oxydation. Toutes ces espèces responsables de l’oxydation sont appelées Espèces Réactives à l’Oxygène (ERO) ou ROS en anglais (Reactive Oxygen Spices). Les antioxydants ont la capacité de limiter voire d’inhiber cette oxydation.
Les ERO sont naturellement présents, à des taux variés, dans toutes les cellules du vivant. C’est seulement lorsque la balance ERO/antioxydants est déséquilibrée en faveur des ERO qu’il y a des dommages cellulaires.
On appelle antioxydant toute substance capable de prévenir, de retarder, de réparer les dommages cellulaires dus aux ERO.
Plus un fruit ou un légume est riche en antioxydants, plus il se conservera plus facilement et plus longtemps. Dans le cas des humains, plus l’organisme est riche en antioxydants et plus le vieillissement est ralenti.
Le mécanisme de lutte contre les ERO implique 2 catégories d’antioxydants (antioxydant est un terme générique) : des antioxydants enzymatiques et des antioxydants non enzymatiques.
Dans la catégorie antioxydants non enzymatiques, dits aussi antioxydants exogènes car ils sont apportés par l'alimentation, il y a :
- Les polyphénols que l’on va retrouver principalement dans les caroténoïdes, les flavonoïdes, les acides phénoliques (tanins)
- Les vitamines A, C et E
- Le zinc (Zn) et le sélénium (Se)
Dans la catégorie antioxydants enzymatiques, qui sont des antioxydants endogènes se trouvant dans tout organisme du vivant, il y a :
- Les catalases(CAT)
- Les superoxyde dismutases (SOD) qui sont caractérisés par la présence de métal cuivre (Cu) et manganèse (Mn) dans leur site actif.
- Les rédoxines comme le thioréduxine (TRX), glutaréoxines (GRX) et les péoxyrédoxines (PRX)
Dès lors qu’un végétal subit un dommage physique, comme la cueillette et la découpe lors de la préparation en cuisine par exemple, les cellules sont mises à nues et se retrouvent au contact de l’oxygène de l’air. La lutte contre les ERO va alors démarrer et son efficacité dépendra de la balance anytioxydants/ERO.
Les cellules végétales sont équipées de tout un arsenal de système antioxydants permettant de limiter voire d’inhiber l’action des ERO. Chacun de ces antioxydants a un rôle bien défini et spécifique.
La rhubarbe contient pratiquement tous les antioxydants des différentes catégories citées ci-dessus, ce qui n’est pas le cas du citron. Les polyphénols sont les antioxydants les plus puissants et contrairement au citron la rhubarbe en contient en contient non seulement une large variété mais aussi en grande quantité . Ce qui explique pourquoi, bien que plus acide que la rhubarbe, le citron se conserve beaucoup moins longtemps dans l’eau que la rhubarbe.
Ainsi ce sont les différents antioxydants, notamment les polyphénols, dont la rhubarbe est particulièrement riche qui assurent sa conservation dans l’eau et non pas son acidité naturelle.
Je vous mets dans les références différents liens qui vous permettront de prendre connaissance des différentes études ayant permis d’identifier les différents antioxydants de la rhubarbe.
II-/ S’agit-il d’une lacto-fermentation ?
Dans un milieu complexe, comme c’est le cas de la fermentation pa rexemple, il y a toujours plusieurs réactions chimiques qui se déroulent soit parallèlement soit l’une après l’autre. Cela s’explique par la co-présence de nombreux éléments actifs qui vont interagir entre eux.
Toutefois selon les conditions environnementales (température, concentration des actifs dans le milieu, …) certaines transformations prendront le dessus. Dans le cas de nos lacto-fermentations de légumes par exemple, lorsque les conditions idéales sont réunies alors c’est la fermentation lactique qui prendra le dessus sur la fermentation alcoolique. Cela ne veut pas forcément dire qu’il n’y a pas eu du tout de fermentation alcoolique, ça veut dire tout simplement qu’elle était minime et en générale elle se déroule au tout début de la fermentation lorsque les bactéries lactiques traînent à commencer leur travail alors que les levures sont déjà à l’oeuvre.
Dans le cas de la rhubarbe conservée dans l’eau, il se peut qu’une fermentation lactique ait lieu puisque la rhubarbe a certainement apporté des bactéries lactiques. Seulement la chance que celle-ci puisse se réaliser est très très faible dans la mesure où il n’y a pas d’ajout de sel et donc l’extraction du glucose et du fructose, nutriments de base des bactéries lactiques, se fait très très lentement. En effet ce sont des enzymes spécifiques dits enzymes de transport qui sont chargés de véhiculer le glucose dans la cellule de la bactérie lactique. Pour que ce transport du glucose puisse se réaliser, il est indispensable qu’il y ait du sodium Na+ libre dans le milieu. J’explique cela bien en détail dans cet article ICI où je dévoile le rôle du sel dans la lacto-fermentation des fruits et légumes.
Les antioxydants de la rhubarbe étant très réactifs, puisque c’est dans la nature même d’auto-défense des végétaux de lutter contre les ERO, c’est cette série de réactions qui sera prépondérante et prédominante.
De ce fait on ne pourra en aucun cas affirmer que c’est la lacto-fermentation qui aurait permis de conserver la rhubarbe plusieurs mois dans uniquement de l’eau.
D'ailleurs un des principaux caractéristiques des fruits et légumes lacto-fermentés est la saveur acidulée bien marquée due à la présence en quantité importante d'acide lactique dans le milieu.
Est-ce que l'eau ayant servi à conserver la rhubarbe durant des moins a cette saveur acidulée caractéristique des légumes lacto-fermentés ? NON
Est-ce que la rhubarbe conservée ainsi uniquement dans de l'eau a une saveur bien plus acidulée qu'elle ne l'était au départ ? NON
Toute lacto-fermentation conduit naturellement à une acidification du milieu. Le pH d'une saumure ayant servie à une lacto-fermentation de légumes a un pH généralement compris entre 3.5 et 4. Le pH de l'eau ayant servi à conserver plusieurs mois la rhubarbe est bien plus élevé avec une valeur proche de la neutralité !
III - / Est ce que tous les nutriments de la rhubarbe restent intacts après cette conservation ?
La rhubarbe est aussi très riche en vitamine B (B1, B2, B3, B5, B6 et B9) et en vitamine C. Toutes les vitamines du groupe B ainsi que la vitamine C sont hydrosolubles. Le fait d’avoir conservé la rhubarbe dans de l’eau pendant plusieurs mois a permis à ces vitamines de migrer dans l’eau.
Il en est de même pour tous les autres nutriments hydrosolubles comme certains antioxydants dont la rhubarbe est particulièrement riche (Polyphénols et flavonols, tanins, …)
La rhubarbe contient aussi des fibres hydrosolubles comme la pectine et le psyllium reconnus pour leur capacité à diminuer le cholestérol sanguin.
Dans la mesure où l’eau de conservation de la rhubarbe n’est pas consommée, il y a une perte considérable de nutriments dont la rhubarbe est particulièrement riche !
Cependant l’acide oxalique, cet acide organique dont la rhubarbe est particulièrement riche, est également hydrosoluble. La conservation de la rhubarbe de longs mois dans l’eau permet donc de se débarrasser de cet acide.
Au final, de nombreux nutriments hydrosolubles de la rhubarbe ainsi que l’acide oxalique se retrouvent donc dans l’eau de conservation.
Je rappelle que, par définition, la conservation d’un aliment est une technique qui vise à préserver les qualités nutritionnelles et gustatives ainsi que la texture de cet aliment.
Dans la mesure où cette méthode de conservation de la rhubarbe dans de l’eau conduit à une perte considérable des nutriments , on peut en déduire que c’est un procédé qui ne répond pas à la définition même de la conservation des aliments.
A chacun de peser le pour et le contre de ce procédé selon ce qui prime : consommer plus tard un aliment pratiquement dépourvu de ses principaux nutriments ou utiliser d’autres alternatives ...
En résumé, ce sont les différents antioxydants dont la rhubarbe est particulièrement riche qui permet sa " conservation " dans l’eau et non son acidité naturelle.
Dans la mesure où de nombreux nutriments hydrosolubles de la rhubarbe migrent dans l’eau, la rhubarbe elle-même s’en trouve dépourvue. Ce procédé ne répond donc pas à la définition de la conservation d’un aliment puisqu’il y a perte considérable de nutriments.
Ce procédé ne peut en aucun cas être une lacto-fermentation puisque il n’y a pas d’ajout de sel (et donc pas d’apport de sodium Na+) qui permettrait aux enzymes de transport de véhiculer le glucose du milieu jusque dans la cellule de la bactérie lactique pour que celle-ci puisse s’en nourrir.
Références
1/ Impact de la Détente Instantanée Contrôlée (DIC)sur l’extraction des molécules bioactives de rhizomes de Rheum ribes L.
https://theses.hal.science/tel-04297689v1/file/2023ABI_AAD207353.pdf
2/ Évaluation de la rhubarbe en utilisant l'activité antioxydante comme indice d'utilité pharmacologique
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0378874103004550
3/ Méthodes d'analyse qualitative et quantitative pour le contrôle de la qualité de la rhubarbe sur les marchés taïwanais
https://www.frontiersin.org/journals/pharmacology/articles/10.3389/fphar.2024.1364460/full#B57
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